[Petite Histoire du Luxe] Le rouge à lèvres : arme de séduction massive
Allié de la féminité et maquillage préféré des françaises, il s’en vendrait entre 800 et 900 millions chaque année dans le monde, soit 27 tubes par secondes. Il faut dire que le baton de rouge n’est pas un symbole de vitalité et d’endurance pour rien. Vermillon, magenta, bleu ou encore prune, le rouge à lèvres a su s’adapter à l’évolution du mode de vie des femmes.
Marqueur de son temps, chaque teinte renvoie à une époque précise et à une symbolique plus ou moins érotique.
Tour à tour emblème de la haute noblesse, marque écarlate du péché et symbole de résistance face à l’oppression, il est devenu un incontournable de l’élégance et de la séduction.
De tous temps, hommes et femmes ont cherché à se distinguer et à se séduire par le maquillage. Les hindous ont ainsi très tôt utilisé du bétel pour assombrir leurs lèvres et leurs dents.
Ce produit longtemps accessible pour quelques euros ou dollars, est devenu avec des Maisons de luxe comme Dior, Hermès un produit de luxe pouvant s’arracher jusqu’à 62 000 dollars pour le modèle KissKiss Or et Diamant de Guerlain.
De la cour royale à Hollywood
Contrairement à une idée reçue, l’histoire du rouge à lèvres est bien antérieure aux égyptiens et remonterait aux sumériens.
Vers 3500 avant notre ère, la reine Schub-Ad de l’ancienne cité-Etat d’Ur (Irak actuel), portait un mélange plomb blanc et de pierres semi-précieuses broyées.
Dans l’Égypte antique, hommes comme femmes portaient du rouge à lèvres.
On optait alors pour des teintes violacées élaborées à base d’algues, de graisse animale, de restes végétaux et parfois même de résidu de pierres ocres.
Une mixture que les égyptiens s’étalaient sur leurs lèvres à l’aide d’un bâton de bois mouillé. Les plus riches d’entre eux avaient pour coutume d’être enterrés avec deux pots de couleur à lèvres, ceux-ci étant un élément d’apparat majeur.
Avant-gardiste, Cléopâtre fut la première à créer un rouge à lèvres sur mesure à base de cochenilles (insectes, ndlr) et d’œufs de fourmis écrasées.
Non loin de là, en Iran, on se maquille avec un mélange à base d’hématite (pierre naturelle, ndlr) voire de marbre rouge concassé.
Sous la Renaissance et jusqu’à la Révolution, le rouge à lèvre reste l’apanage des nobles et des aristocrates. La profondeur de la teinte permet d’identifier le rang d’un individu à Versailles mais également de faire ressortir l’extrême pâleur de leur teint.
A l’issue de la première guerre mondiale, crinolines et robes à traîne disparaissent tandis que la chevelure se raccourcit pour s’adonner aux bains de mer et au sport. La garçonne qui se révèle est d’ailleurs une grande adepte du rouge, qu’elle associe à des yeux charbonneux.
Le développement de l’industrie du cinéma favorise l’usage de rouges éclatants à partir des années 1910.
Les années 1930 à 1950 correspondent à l’âge d’or du rouge à lèvres.
A partir de cette époque Hollywood s’empare du phénomène. Le maquilleur professionnel du cinéma, Max Factor invente le gloss en 1930.
Transparent et brillant, il est fabriqué à partir d’une base de pétrole, pour donner un aspect lustré et humide aux lèvres.
Pour Theda Bara dans le film La Reine des césars (Cleopatra) de J. Gordon Edwards (1917) Max Factor invente l’image de la vamp, une femme fatale fardée de khol et de rouge à lèvres. Les garçonnes adoptent alors les teintes rouges et prunes des icônes du cinéma comme Louise Brooks, quand les autres femmes préfèrent opter pour des couleurs plus subtiles comme la mandarine.
Max Factor signe ensuite les looks des actrices Jean Harlow, Clara Bow ou encore Joan Crawford.
En 1948, plus de 90% des américaines portent du rouge quotidiennement.
Dès les années 1950, la publicité donne à voir une image bien plus sexualisée de la femme, là encore aux lèvres toujours fardées.
Plus tard, des actrices comme Marilyn Monroe, Ava Gardner et Elizabeth Taylor libèrent les européennes avec des bouches toujours plus sensuelles. Marilyn ne quitte ainsi jamais son rouge à lèvres Diabolique de Guerlain, désormais commercialisé sous le nom Insolence de rouge dans la gamme Kiss Kiss.
En perte de vitesse sous les années 1970, le rouge à lèvres réapparaît plus brillant et glossy que jamais dans les années 1980 avec le mouvement disco. Des stars comme Debbie Harry du groupe Blondie ou Madonna avec son Russian Red de M.A.C en font leur marques de fabrique.
Dans les années 1990, le fard à lèvres devient alors un élément incontournable de l’arsenal des supermodels. Il est alors très répandu de faire ressortir la couleur des lèvres comme de les délimiter avec un crayon plus foncé. A cette époque, la clientèle commence à vouloir des produits plus sains, préfigurant le mouvement Clean Beauty.
Dans les années 2000, le gloss reprend du service avec des stars comme Britney Spears et Paris Hilton.
Plus récemment des chanteuses pop comme Taylor Swift et Katy Perry, la top model Kendall Jenner ou encore l’effeuilleuse Dita Von Teese restent irrémédiablement associées au rouge à lèvres. En France, des artistes comme Izia ou Hollysiz adoptent les lèvres écarlates.
Ce n’est qu’à partir de 2017 que sous l’impulsion de Rihanna et de sa marque de beauté inclusive Fenty Beauty que les marques cherchent à adresser toutes les carnations.
Un objet d’empowerment et une bravade à la morale religieuse
Sous la Grèce antique, le rouge à lèvres -obtenu avec des mûres écrasées- ne tarde pas à être associé aux prostituées. Ces dernières ont alors l’obligation d’en porter en public de manière à mieux être identifiées dans la cité. On utilise alors de l’huile de racines, de l’esprit de vin ainsi qu’une poudre dérivée du mercure pour obtenir une teinte rouge vif tirant sur le orange, que l’on nomme vermillon.
Au Moyen-âge, les lèvres rouges sont perçues comme un symbole de Satan et condamnées par l’Église catholique.
Férue de rouge à la scène comme à la ville, Elizabeth Ière d’Angleterre contribue au retour de sa popularité au sein de la cour au XVIe siècle. Cet engouement lui sera néanmoins fatal sur le long terme. On retrouvera sur le lit de mort de la Reine, intoxiquée, une couche de 1 cm d’épaisseur sur ses lèvres.
En Russie, Catherine la Grande refusant de se compromettre en peignant ses lèvres de rouge, aurait demandé à ses serviteurs de les lui mordiller légèrement pour créer l’illusion !
En 1770, le rouge a une telle mauvaise réputation en Angleterre, qu’une proposition de loi prévoit la possibilité de faire annuler un mariage si l’homme parvient à prouver qu’il a été séduit par une femme maquillée.
Jusqu’au XIXe siècle, le port de rouge à lèvres reste surtout réservé aux filles de mauvaise vie et aux comédiennes.
La reine Victoria considérait ainsi le fait pour une femme d’être fardée comme particulièrement impolie. Le rouge à lèvres perd du terrain.
Au début du XXe siècle, la première représentante du star system, l’actrice Sarah Bernhardt crée le scandale en se maquillant en public d’un trait cramoisi sur les lèvres. Le rouge à lèvres devient acceptable en dehors de la scène. L’actrice est tellement attachée à cette pratique qu’elle baptise son tube de rouge à lèvres préféré “stylo d’amour”.
Le rouge parait-il attire les regard, une étude affirmant qu’un homme regarderait une femme sept secondes de plus qu’une qui n’en porterait pas. En cela, le bâton de pigment est un solide atout de visibilité.
En 1912, les suffragettes qui réclament le droit de vote, choisissent le port de rouge à lèvres comme signe de ralliement à cette demande d’émancipation, Elizabeth Arden étant l’une des rares femmes entrepreneures. En signe de soutien au mouvement, celle-ci lance un modèle “Red Door Red”. Le rouge à lèvres fait son entrée dans le combat politique.
Lors de la seconde guerre mondiale, le rouge à lèvres devient un symbole patriotique contre l’oppression nazie. Les alliés ont alors l’idée d’exploiter la détestation d’Adolf Hitler pour les “femmes peintes” en faisant apparaître dans leurs images de propagande des femmes portant du rouge à lèvres. Un effort de guerre qui se retrouve également dans les usines d’armement où les ouvrières sont invitées à porter du rouge à lèvres sur leur lieu de travail.
Elizabeth Arden lance alors des teintes au nom de circonstance comme “Fighting Red” ou “Victory Red”. “Montezuma Red” intègre même l’uniforme officiel de la Réserve des femmes du Corps des Marines.
Winston Churchill choisit de ne pas rationner ce symbole de féminité et de continuité en période incertaine qu’est le rouge à lèvres. Une note du ministère de l’approvisionnement souligne que « les cosmétiques sont essentiels à la femme comme une quantité raisonnable de tabac à l’homme ».
Si des années 1950 à 2010, le bâton à pigment est d’abord appliqué pour séduire les hommes, sa pratique évolue au point qu’il est devenu un symbole de l’estime de soi.
Une innovation révolutionnaire
Le rouge tel que nous le connaissons commence à faire son apparition à la fin du XIXe siècle, sous le règne de Napoléon III. D’abord sous forme liquide, il cède la place au rouge solide au sortir de la première guerre mondiale.
Les rouges sont alors teintés à base de moût de raisin -à la fois très rouges et très noirs- mélangé avec de la cire d’abeille. Guerlain s’avère un des premiers à commercialiser des tubes de rouge à lèvres dès 1870. A la lumière de son cousin, fabricant de chandelles, Pierre-François Guerlain a l’idée de réaliser un colorant par décoction dans une bougie. Sous le doux nom de “Ne m’oubliez pas”, il s’agit alors d’une pommade pour rouge à lèvres formulée à partir d’extrait de pamplemousse mêlé à du suif de cerf, de la cire d’abeille et de l’huile de ricin. Le rouge à lèvres liquide “Fleur de rose liquide” fut également réintroduit à ce moment là.
Avec les progrès de la chimie lors de la première guerre mondiale, les rouges synthétiques font leur apparition, offrant ainsi un aspect moins dense et plus naturel.
Jusqu’à la première guerre mondiale, les rouges à lèvres, fabriqués à base de nuances de carmin, un colorant rouge tiré des cochenilles, sont conservés dans des petits pots ou bâtonnets enveloppés dans du papier.
L’accueil nouveau dont bénéficie le rouge à lèvres donne lieu à un changement de packaging où le pinceau est supplanté par le fameux tube à rouge “push up”.
En 1915, l’américain Maurice Lévy crée avec la Scovill Manufacturing Company le “tube lévy”, un tube de rouge à lèvres métallique à système coulissant. Il omet toutefois de déposer un brevet officiel.
C’est finalement l’américain William Kendall, qui réalisait des boîtiers en métal pour des marques comme Rigo et Marie Gardère qui dépose le premier brevet aux Etats-Unis. L’homme s’est toutefois inspiré d’innovations antérieures, en particulier les pommades pour lèvres à tube métallique fabriqués par Vinolia Lypsyl (1890) et les crayons à cosmétiques de Bourjois (1898).
Dans les années 1920, Helena Rubinstein l’applicateur de rouge à lèvres “arc de cupidon”, une innovation qui permet enfin d’épouser la forme des lèvres.
En 1923, James Bruce Mason met au point le premier tube “swive up”. En tournant le bas du tube dans le sens des aiguilles d’une montre ou dans le sens inverse, le rouge se déplace de haut en bas dans le tube.
C’est à partir de là que les grandes Maisons de luxe comme Chanel et Estée Lauder cèdent à cette arme de séduction massive.
Jusqu’aux années 1940, les textures de rouge étaient particulièrement éphémères.
Il faudra attendre la chimiste américaine Hazel Bishop pour mettre au point à New York dans les années 1950 un rouge à l’épreuve des baisers.
Les années 1960, voit le développement d’une large gamme de couleurs pop reprenant toute la diversité de l’arc en ciel.
Un essentiel de beauté et une vigie de l’économie
Aujourd’hui, le rouge à lèvres est le fer de lance de l’industrie cosmétique et l’incarnation même du luxe accessible que tout un chacun peut se payer.
Pour le fils d’Estée Lauder, membre du conseil d’administration et inventeur du “lipstick index” lors de la récession de 2001, le tube de rouge est aussi un incroyable signe avant-coureur de crises.
En effet, Leonard Lauder avait remarqué que lors des périodes de crispation économique, les ventes de rouge à lèvres ont tendance à croître de manière disproportionnée, les clientes souhaitant compenser le stress en s’offrant un petit luxe comme un bâton de rouge à lèvres.
Un phénomène qui s’est vérifié au lendemain de l’attentat du World Trade Center et lors de la crise financière de 2008. Lors de ce dernier évènement, le groupe l’Oréal a présenté une hausse des ventes de +5,3% sur ses produits de maquillage.
Reste que le modèle n’est pas infaillible.
Avec la crise du COVID, les ventes de rouges à lèvres auraient dû flamber. Mais c’était sans compter les confinements successifs et la suppression des moments de représentations publiques qui ont au contraire incité les clients – notamment chez la Gen Z – à adopter “le no make up” prôné par des artistes comme Alicia Keys.
Le phénomène a perduré avec le port du masque, frappant de plein fouet les ventes de tube.
Ce n’est qu’une fois les restrictions sanitaires levées que les ventes sont reparties de plus belle.
Comprenant que le prix importe moins que la tenue du rouge et le confort, de nombreuses Maisons de luxe ont sorti leurs rouges à lèvres haut de gamme ces dernières années et dont les prix peuvent atteindre 500 dollars chez Dior ou près de 50 000 dollars chez Guerlain.
Une heureuse décision puisque les ventes de rouge à lèvres haut de gamme ont grimpé de 35% à la fin du port du masque.
Depuis, le rouge à lèvres est revenu dans le cœur de la clientèle avec des couleurs plus vives et moins conventionnelles comme le bleu.
Le petit tube a aussi vu naître de nombreuses tendances sur les réseaux sociaux, comme le Diamond lipstick. Un hashtag créé par l’influenceuse Eva Lalosa et qui a généré plus de 4 millions de vues.
Ces lèvres en diamant s’obtiennent avec un gloss ou un baume à lèvres complété par des paillettes ou des brillants, voire des cristaux ou des strass adhésifs.
Sulfureux ou séducteur, féministe ou patriarcal, le rouge à lèvres n’a pas finit de faire tourner les têtes. Une étude a ainsi révélé qu’une américaine dépenserait pour 3500 dollars de rouges à lèvres au cours de sa vie.
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[EN] VICTOR GOSSELIN IS A JOURNALIST SPECIALIZING IN LUXURY, HR, WEB3 AND RETAIL. HE PREVIOUSLY WORKED FOR MEDIA SUCH AS SPARKS IN THE EYES, WELCOME TO THE JUNGLE, LE JOURNAL DU LUXE AND TIME TO DISRUPT. A GRADUATE OF EIML PARIS, VICTOR HAS EXPERIENCED MORE THAN 7 YEARS IN THE LUXURY SECTOR BOTH IN RETAIL AND EDITORIAL. CULTIVATING A GREAT SENSIBILITY FOR THE FASHION & ACCESSORIES SEGMENT, HERITAGE TREASURES AND LONG FORMAT, HE LIKES TO ANALYZE LUXURY BRANDS AND PRODUCTS FROM AN ECONOMIC, SOCIOLOGICAL AND CULTURAL ANGLE TO UNFOLD NEW CONSUMPTION BEHAVIORS. BESIDES HIS JOURNALISTIC ACTIVITY, VICTOR ACCOMPANIES TECH STARTUPS AND LARGE GROUPS IN THEIR CONTENT PRODUCTION AND EDITORIAL STRATEGY. HE NOTABLY LAID THE FOUNDATIONS FOR FASHION & LUXURY TRENDY FEATURE ARTICLES AT HEURITECH AND WROTE THE TECH SPEECHES OF LIVI, INNOVATION INSIDER OF THE LVMH GROUP.************** [FR] Victor Gosselin est journaliste spécialiste des univers luxe, RH, tech et retail, passé par Sparks In The Eyes, Welcome To The Jungle, le Journal du luxe et Time To Disrupt. Diplômé de l’EIML Paris, il dispose de plus de 7 ans d’expérience dans le secteur du luxe aussi bien sur la partie retail que éditoriale. Cultivant une grande sensibilité pour le segment mode & accessoires, l’Asie, les trésors du patrimoine et le long format, il aime analyser les marques et produits de luxe sous l’angle économique, sociologique et culturel pour révéler de nouveaux comportements de consommation. En parallèle de son activité journalistique, Victor accompagne les startups tech et grands groupes dans leur production de contenu et leur stratégie éditoriale. Il a ainsi posé les bases des articles de fond tendanciels Mode & Luxe chez Heuritech ou encore rédigé les prises de parole tech de Livi, Innovation Insider du groupe LVMH.